En réponse à un article de la revue Icare No 187 (2003/4), 29. 28ème mission : K A M E N Le 3 mars 1945, le départ eut lieu de la base à 18 h 17 et ils rentrèrent à Croft à 2 h 10. Ce bombardement qui devait être très précis visait une fabrique de produits synthétiques de grande importance. C’était un objectif de superficie restreinte et seuls des champs l’entouraient. Le Halifax III -L- Love NR 232 Y du Capitaine Veauvy décolla par une soirée splendide et tous auraient préféré terminer cette journée en ville, mais la guerre les appelait. 250 avions, dont 13 du 346 et 13 du 347, prirent part à l’attaque. Le -L- emportait 16 bombes de 500 livres. Ils survolèrent le sol anglais à basse altitude par un ciel très clair; sur la France, ils purent admirer les villages, les villes, leurs rues illuminées. Les maisons aux fenêtres éclairées leur rappelaient que logeaient là des milliers de familles qui parlaient leur langue, qui avaient les mêmes habitudes qu’eux. Ils s’enfoncèrent vers l’est. Au loin, devant eux, des coups de canons partaient du sol : les alliés livraient bataille, mais le front fut bientôt dépassé. Le navigateur, toujours plongé dans ses cartes, un oeil continuellement sur sa montre, donna l’ordre au pilote de monter à 18000 pieds, l’altitude de bombardement. Les quelques Halifax de leur "stream" qu’ils pouvaient deviner dans la nuit en firent autant. L’ennemi, assourdi par le bruit du combat au sol, et préoccupé de se défendre, ne les avait pas repérés. A 19000 pieds, ils auraient pu se croire seuls, et pourtant des centaines et des centaines d’avions lourds suivaient la même route, à la même minute. Des collisions pouvaient survenir : aussi tous les regards scrutaient-ils avec la plus vive attention le ciel et l’horizon. La D.C.A. lourde tira devant eux, sur la gauche : ce n ’était guère dangereux pour l'instant. Ils évitèrent sur leur droite un épais barrage de projecteurs qui cherchaient des cibles, mais en vain ; ils ne trouvaient que quelques rares proies isolées. Leur route les fit passer entre les deux périls à la suite d’une succession de virages d'un côté et de l'autre ; seuls quelques obus explosèrent dans leur secteur. Mais ils n’avaient pas encore atteint l'objectif. Soudain, devant eux, sur leur droite, jaillirent des projecteurs : par dizaines, par centaines peut-être ! Comme d'immenses torches géantes, ils sillonnaient le ciel en tous sens. A ce moment-là, la voix du navigateur précisa: "Pilote, faites 15° à droite ; quand vous y serez, l'objectif doit être devant vous. " Il était inutile de donner d’autres ordres, ils avaient tous compris : chacun à son poste mis son parachute. Ils poursuivirent leur route, en maintenant un cap identique : les premiers marqueurs indiquèrent l'objectif; ils étaient blancs, puis vinrent les rouges, les verts et les jaunes. Mais avec eux arrivèrent aussi les obus de D.C.A. qui montaient à leur altitude. Tout fut illuminé : c'était une véritable féerie aux mille couleurs. Devant eux, ils aperçurent au sol de fortes explosions ; les premiers lourds commençaient leurs livraisons, leur tour approchait, les trappes lance-bombes s'ouvrirent. Au moment où ils étaient prêts, ils furent tout à coup serrés de près par plusieurs projecteurs dont ils avaient bien du mal à se séparer. La D.C.A. claquait partout, quelques avions descendaient en flammes. Enfin l'objectif se dessina sous eux : "Attention ... bombs gone", lança le bombardier. "Corkscrew gauche top!", hurla simultanément le mitrailleur arrière. Il était temps de piquer à mort, car un chasseur les poursuivait. Ils lui échappèrent et le navigateur, toujours impassible, dicta le cap du retour. Ils longèrent sur leur droite une file impressionnante de projecteurs qui ne les inquiétèrent pas malgré leurs recherches, puis survolèrent à nouveau la zone du front. Sur leur gauche, deux projecteurs très puissants leur barraient la route ; ils virèrent donc un peu sur la droite ; ils entrèrent quelques secondes dans les rayons de lumière, mais ne furent pas remarqués et les dépassèrent. Ils revinrent dans une zone plus tranquille ; le mitrailleur arrière signala qu'un chasseur allemand faisait le guet, en rond, autour de ces deux projecteurs, prêt à tomber sur le premier qui serait pris. Ils se sentaient un peu plus tranquilles ; le calme reprenait le dessus, mais les chasseurs représentaient un danger continuel : aussi l’attention restait-elle de mise.
K A M E N DU 3-4 MARS 1945 (RUHR) usines de guerre
Sur la France, tout alla pour le mieux ; ils survolaient de nouveau des villes bien éclairées ; au-dessus de la mer, ils descendirent à 8000 pieds et les côtes anglaises apparurent ; seul le franchissement de ces côtes créait un véritable soulagement, car les risques diminuaient considérablement. Tous les avions allumèrent leurs feux de position, il était minuit et quart. Le temps était dégagé et la visibilité claire, la lune entrait dans son dernier quartier le lendemain. Les membres de l’équipage du Capitaine Veauvy étaient entourés de lumières d’avions. Mais l’absence de soucis ne dura pas. Soudain l’équipage observa des balles traçantes et des obus, tirés de l’arrière vers l’avant, qui encadraient un bombardier volant au même cap qu’eux, à un kilomètre environ sur leur droite. Quelqu’un lança dans l’interphone : "Bandit à trois heures !" Les feux de tous les avions s’éteignirent. Le Capitaine Veauvy demanda l’émission du message "bandit" vers la station au sol. "Je dois attendre un peu ", répondit le radio, "tous les appareils appellent en même temps !" Ils passèrent la côte près d’Ipswich, au sud-est de Cambridge, et volèrent droit vers Elvington, dans le noir. Ils demeuraient anxieux car le Commandement les avait prévenus que depuis quelques semaines l’ennemi parvenait à infiltrer dans leurs "streams" des chasseurs capables de les détecter et de les suivre. Le but était de les abattre plus sûrement en profitant de leurs feux allumés sur l’Angleterre ou de leur vulnérabilité au moment des manoeuvres d’atterrissage. Ces agresseurs avaient été baptisés "intruders". Leur nom de code dans les messages était "bandits". Le radio lut dans l’interphone les messages qu’il recevait. Les "intruders" étaient nombreux, presque tous des Junkers 88 : ils étaient très dangereux ; ils pouvaient les approcher par derrière et par dessous, dans un angle mort de leur visibilité, pour tirer à bout portant. La base d’Elvington fit savoir qu’elle était en alerte "bandits" et fermée. Elle ordonna à tous les avions en vol de rejoindre le terrain de dégagement prévu, Long Marston. Ils comprirent alors - et les observations des mitrailleurs le confirmèrent - qu’il y avait eu de la casse parmi les nôtres. Le mitrailleur supérieur avait vu deux avions exploser au sol et brûler sur leur base ou à proximité. Ils passèrent près d’Elvington, sans voir le terrain où tous les feux étaient éteints : le navigateur, le seul à connaître leur position, donna ses ordres. Dans une heure, ils entameraient la réserve de 45 minutes de sécurité. Ils devaient se poser sans tarder : la base de Long Marston était désormais trop éloignée. Après un échange de messages avec la base, le navigateur se dirigea vers la base canadienne de Croft. En une petite demi-heure ils atteignirent cet aérodrome qu’ils identifièrent aux deux lettres lumineuses CR qui brillaient sur l’immense cercle de lampes matérialisant au sol le tracé du tour de piste. Ils passèrent à l’est de la piste de service. Toujours tous feux éteints, ils annoncèrent "Downwind". En guise de réponse, les lumières du balisage des pistes, des bâtiments et des rues de la base s’éteignirent toutes. Le silence radio était total. Ils comprirent que les "intruders" arrivaient. "Les contrôleurs doivent être cachés sous leur table !", dit le Capitaine Veauvy qui continuait à diriger son pilote pour l’atterrissage, dans le noir, sur le terrain de diversion. Ils allumeraient les phares d’atterrissage au dernier moment. Ils écourtèrent le vol d’approche et, descendant assez fort, ils virèrent à gauche aux instruments, pour redresser face au runway. Ils le virent devant eux, tout près, noir et mat sur le fond plus clair de l’herbe qui l’entourait. Ils observèrent à droite, s’éloignant dans un angle de trente degrés environ avec le runway, un chemin de roulement très droit et long. Contrairement à la piste totalement mate, il brillait d’un reflet pâle, dû vraisemblablement à son revêtement. Il attirait l’oeil, formant la seule lumière à terre. Soudain, des traçantes jaillirent en face d’eux, un peu à gauche et un peu au-dessus. Elles rasèrent le Halifax, mais leur trajectoire, en biais, les rapprochait de son axe et elles passèrent on ne peut plus près des deux mitrailleurs. La rafale avait duré une seconde à peine, le temps de voir cinq ou six traçantes, tirées peut-être par plus d’une arme : cela faisait de nombreux projectiles puisque trois à cinq balles non visibles se succèdent entre deux lumineuses. Le Junker 88 les croisa. Il avait manqué assurément de quelques petites secondes pour les viser correctement. Comme ils arrivaient sur la bande, ils atterrirent dans le noir, en s’efforçant de réduire l’angle de descente sans à-coup. Au contact des roues sur le sol, ils maintinrent la queue haute, en position dite de piste. Le runway se voyait suffisamment pour qu’ils conservent leur direction. Ils roulaient ainsi quand un crépitement puissant attira leur attention à droite. Le Junker 88 mitraillait abondamment et consciencieusement le taxyway au reflet. Ce tir leur était destiné, mais par chance l’avion allemand ne vit pas et ignora la piste mate où ils se posaient. Après, une minute de calme ! " L’intruder " devait chercher, sur le chemin de roulement qu’il venait d’attaquer, les traces du quadrimoteur. En fin d’atterrissage, ils tournèrent de 90 degrés à gauche sur un taxyway, puis de 90 degrés encore sur une autre voie qui les conduisit en sens inverse du runway, à un "dispersal", c’est-à-dire une aire circulaire de stationnement pour un ou deux avions. Ils y pénétrèrent et tout de suite, immobilisèrent leur Halifax. C’était par habitude, car ainsi ils se réservaient la possibilité de manoeuvrer l’avion pour repartir sans avoir à le reculer au tracteur. Bien leur en prit cette nuit-là. Ils découvrirent, plus tard, à trois mètres de la roue et de l’hélice intérieure gauche, un tas d’une dizaine de bombes de 250 livres qu’ils n’avaient pas vues. Le Halifax à peine stoppé, ils eurent l’impression qu’un cataclysme leur tombait sur la tête. Le Junker 88 venait de les survoler à quelques mètres, tirant de toutes ses armes. Le Capitaine Veauvy ordonna instantanément de laisser tourner les moteurs afin de fournir l’énergie nécessaire à la manoeuvre des tourelles des mitrailleurs. Il leur demanda d’être prêts à tirer sur " l’intruder", s’il revenait. Ils ne doutaient pas qu’il recommencerait à faire feu sur eux. L’ordre du navigateur Commandant de bord les retint à leurs postes. Dès l’atterrissage, l’équipage vit, au même instant, une flamme s’allumer en l’air, courte et vive. Ils réalisèrent surpris, qu’il s’agissait d’un avion dont ils ignoraient la présence. Les regards restaient rivés sur cette lueur qui résultait apparemment du tir que le Junker 88 avait ouvert au-dessus d’eux. Elle sembla tomber d’abord, puis descendit plus normalement, dérivant vers le chemin de roulement au reflet. Le pilote cherchait visiblement à se poser. Ils se sentirent solidaires de cet avion inconnu, victime de l’Allemand, et attendirent avec angoisse. Très vite, des traçantes réapparurent dans le ciel. La flamme facile à viser servait de cible. L’appareil fut de nouveau touché et tout à coup la lueur devint immense, large et longue comme deux à trois fois l’avion qui parcourait le taxyway au reflet. Ils distinguaient mal s’il était au-dessus ou à côté de la piste. Il s’arrêta brusquement, en s’embrasant dans un effroyable incendie. Quelqu’un dit à l’interphone : "Les malheureux, qu’est-ce qu’ils ont pris !" Il était deux heures passées du matin. Il s’était écoulé une minute à peine, peut-être une et demie, mais pas plus, depuis leur arrivée sur le dispersal circulaire. Ils entendirent encore le bruit de deux explosions du côté des bâtiments de la base, puis plus rien. Ils en conclurent que " l’intruder " était parti. Ils coupèrent les moteurs et quittèrent le -L- dans un temps record. Le Capitaine Veauvy responsable de son équipage sortit le dernier. Ils se rendirent à pied vers les habitations de la base. En arrivant, ils apprirent que l’avion abattu était un Halifax français, le -D- du Capitaine Notelle. Par miracle, tout l’équipage était vivant. Dans le crash, un chêne heureusement placé avait arraché l’aile droite en flamme et s’était consumé avec elle. Le fuselage et l’autre aile avaient poursuivi leur course, emportant l’équipage et lui sauvant la vie. Mais ces hommes avaient été particulièrement courageux. Après les épreuves subies dans des circonstances effroyables, tous ceux qui avaient quitté l’épave y étaient revenus pour extraire leur pilote du cockpit tordu et écrasé, au mépris des risques d’explosions ou d’un nouveau tir de "l’intruder". Le Capitaine Notelle, le plus gravement blessé, souffrait d’une double fracture du nez, d’une plaie à la tête et de brûlures sur la jambe droite. Dans la journée du 4 mars 1945, ils ramenèrent à Elvington, en 25 minutes de vol, trois des sept membres de l’équipage du -D- libérés des médecins, le Lieutenant Martin, le navigateur, le Lieutenant Flous, le bombardier, et le radio le Sergent Santoni. Avant le départ, ils virent sur le dispersal des dizaines de douilles de petits obus, vestiges du tir du Junker 88. Leur cher Halifax -L- ne portait aucune trace d’impact. Le Junker 88 était passé exactement au-dessus d’eux. Avait-il tiré trop long, ses projectiles les ayant survolés sans les atteindre ? Etait-il passé au-dessus d’eux tout à fait par hasard, visant déjà le -D- qu’il venait d’apercevoir ? A Croft, malgré l’accident du -D-, les attaques des "intruders" furent moins meurtrières qu’ailleurs. Dans les "Nuits de feu sur l’Allemagne", le Colonel Louis Bourgain, qui était Capitaine, Commandant d’avion en 1944-1945, apporte des réponses à ces questions. Rapportant le bilan des pertes dues à l’"Opération Gisela" des "intruders", il fait raconter l’attaque de Croft par le pilote du Junker 88, le Feldwebel Gunther Schmidt. Ce dernier cite ses trois attaques. La première visait bien le -L-. La deuxième et la troisième sont celles qui ont mis à mal le -D-. Schmidt crut avoir affaire à un seul quadrimoteur. Son erreur évita un coup dur au -L-. Schmidt n’avait pas suivi le "Stream". Il arriva vers Darlington par la mer, franchissant la côte à une heure cinquante du matin, dix minutes avant son premier tir. Même si l’on peut considérer que trois des missions ne furent pas réellement menées à leur terme, l’équipage ayant largué ses bombes en mer du Nord avant d’atteindre l’objectif et sans courir de risques, les vingt-cinq autres missions unirent solidement le groupe, mais cette dernière aventure contribua, plus que toutes, à inspirer aux membres du -L- une grande confiance en leur chef. L’idée du Commandant d’avion de faire tirer ses mitrailleurs sur "l’intruder" à partir du sol était courageuse, et seule l’occasion ne permit pas de transformer cette initiative en action héroïque. L’équipage garda toujours une profonde admiration pour le sang-froid dont fit preuve son commandant dans ces minutes particulièrement intenses et dramatiques.
COMMENTAIRES DU CAPITAINE VEAUVY : Peu de Flak. Chasseurs sur l'objectif. Chasseurs au retour sur l'Angleterre.
Coordonnées de vol de la mission No 28 KAMEN LE 3 MARS 1945 A la suite de cette mission de guerre du 3 mars 1945, la Citation Croix de Guerre Etoile d’Argent fut attribuée au Capitaine Veauvy et à son équipage. Pour sa part, le Capitaine Veauvy, Commandant d'avion et Commandant de bord, reçut la Distinguished Flying Cross (D.F.C.) de la Royal Air Force pour cette même mission. |